Voici un article très intéressant écrit par Pierre-Emmanuel Buss paru dans le journal suisse Le Temps sur le goût de qualité amené par les vieux Chasselas. Le potentiel de garde du cépage emblématique de la Suisse romande est très souvent ignoré. Dégustation à l’appui, des sommeliers de référence soulignent son intérêt pour la haute gastronomie.

Un vin de soif qu’il faut boire dans l’année. L’image colle à la peau du chasselas, cépage emblématique de la Suisse romande. Pourtant, le petit blanc a plus d’un tour dans son sac. Il gagne à être dégusté après plusieurs années de bouteille, comme le souligne Louis-Philippe Bovard, propriétaire encaveur à Cully.

«Le chasselas reste jeune entre cinq à sept ans. Il développe ensuite des arômes secondaires et tertiaires. Ce qu’il perd en fraîcheur, il le gagne en complexité avec des arômes de miel, d’abricots secs, de noisettes. On lui trouve alors les caractéristiques d’une vieille marsanne ou d’un vieux chablis.»

Ces caractéristiques rendent certains vieux chasselas dignes de la haute gastronomie. Depuis plus de quinze ans, le chef jurassien Georges Wenger, deux étoiles au Michelin, en a fait un de ses chevaux de bataille. Ce pionnier possède une cinquantaine de références de vieux millésimes qu’il propose régulièrement à ses clients. «Les vins du Grand Cru du Dézaley, notamment, ont un potentiel de garde important qui a été décrit par des voyageurs anglais au XIXe siècle, souligne-t-il enthousiaste. C’est absurde de le boire après six mois de bouteille.» Cette conviction fait peu à peu son chemin. Mi-décembre, six sommeliers de grandes tables romandes encadrés par le champion d’Europe et vice-champion du monde Paolo Basso se sont réunis au bar à vins le Yatus, à Lausanne, pour une dégustation de vieux millésimes. Avec un objectif précis: déterminer le potentiel de vieillissement des vieux chasselas et imaginer des accords mets-vins pour leurs restaurants respectifs.

Œnologue responsable des domaines de la Ville de Lausanne, Tania Munoz était chargée de sélectionner les vins. Elle a retenu une dizaine de millésimes de chacun de ses trois domaines de Lavaux: deux en Dézaley (clos des Moines et clos des Abbayes) et un à Saint-Saphorin (domaine du Burinion). La dégustation a commencé avec des flacons quinquagénaires pour se terminer avec le millésime 2008.

Cette «verticale», comme on dit dans le jargon, a tenu ses promesses avec un coup de cœur général pour les vins des années 1960. «Des vins impressionnants avec une oxydation bien maîtrisée», juge Thibaut Panas, chef sommelier du restaurant Philippe Rochat à Crissier. «Ils offrent beaucoup plus d’alternative pour la gastronomie que les chasselas jeunes. Le domaine du Burinion 1961, par exemple, accompagnerait à merveille une langoustine au curry avec un chutney oriental.»

Paolo Basso est sur la même longueur d’onde. «Ces chasselas se portent encore très bien aujourd’hui. Il faut dire qu’ils ont bénéficié d’un stockage idéal: jusqu’à aujourd’hui, ils n’avaient jamais bougé. C’est un élément très important.» Le sommelier estime que les méthodes de vinification de l’époque, avec notamment une utilisation importante du soufre (S02), ont favorisé cette endurance exceptionnelle. «Ce sera intéressant de voir ce que donneront les chasselas actuels dans 50 ans.»

Le sommelier tessinois recommande de boire les vieux chasselas sur «un turbot grillé avec une sauce à base de beurre». Mais pas n’importe où ni avec n’importe qui. «Ce ne sont pas des vins faciles d’accès. Ils doivent être proposés aux consommateurs par quelqu’un qui peut les guider. Il faut aussi que nos amis chefs de cuisine fassent l’effort d’adapter leurs plats à ces types de vins. Il est parfois un peu compliqué de faire passer le message.»

Cette difficulté s’explique avant tout par la rareté des vieux chasselas. Seule une minorité de domaines possèdent des réserves suffisantes pour envisager de les commercialiser.

Parmi les exceptions, la Ville de Lausanne – 20 000 bouteilles en stock – et le domaine Louis Bovard. «Mon père mettait tous les ans 200 bouteilles de Dézaley Médinette de côté, détaille le producteur de Cully, venu en observateur au Yatus. Aujourd’hui, j’ai 12 000 bouteilles d’anciens millésimes en réserve. Chaque année, j’en vends 1000 à une clientèle de spécialistes, dont un tiers à l’étranger.»

Souvent pauvres en vieux millésimes, les sommeliers réfléchissent à deux fois avant de les proposer en salle. «Il me reste quelques bouteilles de fendant Château de Conthey 1934, domaine Charles Bonvin, raconte Geoffrey Bentrari, maître des vins du restaurant Didier de Courten à Sierre. Avec un tel choix, c’est la bouteille qui tient la vedette, pas le plat.» Pour éviter cet écueil, il propose les vieux blancs sur des plats pas trop compliqués. «Un mariage avec un fromage d’alpage affiné vingt-quatre mois constitue une valeur sûre.»

Malgré un intérêt grandissant, les vieux chasselas semblent condamnés à rester des produits de niche. Pour Georges Wenger, l’essentiel est ailleurs: «Montrer que le chasselas est capable de se bonifier avec les années est une excellente manière de le valoriser. C’est un cépage qui a tout pour lui: il est léger, frais, fruité et n’a pas son pareil pour exprimer son terroir. C’est un patrimoine unique. La gastronomie est un excellent terrain pour le rappeler.»

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