Un article de Nathaniel Herzberg dans lemonde.fr – Gabriel Lepousez qui a rencontré le spécialiste de l’optogénétique, la science qui lie l’optique à la génétique. Le chercheur explique notamment comment il a perdu l’odorat suite à un accident vagal et comment il a récupéré ce sens car « les neurones repoussent ».

Ne dites pas à Gabriel Lepousez qu’il est un génie. A moins que vous teniez absolument à lui faire perdre le sourire. Ses amis de collège et de lycée peuvent bien multiplier les anecdotes, lui hausse les épaules. « En dehors des sciences, je n’ai jamais été spécialement brillant et, en dictée, j’étais minable. »

Ça tombe bien : Gabriel Lepousez n’est pas correcteur au Monde mais chercheur à l’Institut Pasteur. Sa spécialité ? Les neurosciences. Ce jeune homme de 29 ans à l’air juvénile étudie plus précisément les neurones qui commandent l’odorat.

« Les neurones repoussent »

Passionnant, l’odorat. A première vue, un sens secondaire, en tout cas chez nous autres, humains, depuis que nous avons décidé, il y a bien longtemps, de nous tenir sur nos deux jambes. Pourtant, la compréhension de l’olfaction aimante des nuées de chercheurs à travers le monde.

C’est en effet en étudiant la zone du cerveau qui commande les papilles nasales que les scientifiques ont démontré l’impensable : « Les neurones repoussent. » Gabriel prononce la phrase l’air de rien, sûr de son effet. La veille, une brochette de chefs d’entreprise triés sur le volet pour visiter son laboratoire ont écarquillé les yeux lorsqu’il a lâché sa bombe intellectuelle. Aujourd’hui, même succès.

Il enchaîne. « Du moins dans deux zones du cerveau bien identifiées : le système olfactif et l’hippocampe, qui active la mémoire et permet de se situer. Comprendre la façon dont les neurones se régénèrent permettrait de traiter des maladies comme Alzheimer ou Parkinson. Or il se trouve que, chez les souris, 3 000 neurones repoussent chaque jour dans l’hippocampe, 30 000 dans le système olfactif. Alors moi, j’étudie l’odorat de la souris. »

Assis sur le canapé mauve qui jouxte la machine à café du labo, le jeune homme s’anime. Il explique : les dizaines de souris stockées sous haute protection au sous-sol du bâtiment voisin ; les expériences d’activation des neurones sur les animaux vivants au moyen d’une nouvelle technique, appelée « optogénétique » ; le contrôle au microscope sur le cerveau des animaux morts. « De la cuisine, explique-t-il. Mais aussi de l’improvisation et de la curiosité. Et ça, je l’ai découvert à Marciac. »

À l’affût d’un détail

Lors d’une première rencontre, un mois plus tôt, Gabriel avait manifesté quelques doutes quant à l’influence directe de son passage dans la classe de jazz du collège de Marciac sur sa vie professionnelle. « Dans mon travail, avoir grandi à la campagne et bricolé toute ma vie a eu beaucoup plus d’importance « , affirmait-il. Mais, « après réflexion », il corrige : « Je dois sans cesse m’adapter, être à l’affût d’un détail et réagir. En un mot improviser. »

Or l’improvisation, le brillant gamin du village de Laguian-Mazous (Gers), 203 habitants, à 20 km de Marciac, n’a pas la moindre idée de ce que cela signifie lorsqu’il débarque au collège, en septembre 1993. Sa grand-mère lui a appris le nom des notes ; ses parents lui ont vaguement transmis leur goût pour la musique classique et les standards du rock’n’roll. Mais le jazz, personne n’en écoute à la maison.

Peu importe, en vérité : la famille a d’autres soucis. Depuis quelque temps déjà, il semble clair que pour accueillir le petit – il l’est vraiment à l’époque, et le restera longtemps -, son année d’avance et ses notes stratosphériques, le collège du coin ne sera pas adapté. Le prospectus annonçant le lancement de ce projet expérimental semble tomber du ciel.

Gabriel interrompt son récit. Devant la machine à café, trois hommes devisent à haute voix en anglais. L’un affiche sans complexe son accent français, les deux autres semblent venir de contrées lointaines, comme 70 % des chercheurs du département, Américains, Argentins, Grecs, Allemands…

Le jeune homme attend un instant que nous retrouvions notre attention. Il reprend : « J’ai découvert l’impro, ses règles, ses difficultés, et le plaisir immense que l’on éprouve quand ça marche. J’ai découvert aussi que jouer devant d’autres gens m’inspirait, que j’étais meilleur en classe que seul à la maison, et meilleur sur scène qu’en classe. Surtout, j’ai éprouvé le bonheur de jouer à plusieurs. En sciences, on parle de travail en équipe… »

Extrémistes

Un groupe dans lequel certains s’imposent. « La musique rebattait toutes les cartes. Les bons à l’école n’étaient pas forcément les meilleurs en musique. » Lui devient pourtant vite la référence au piano. Il est doué et, en plus, il travaille. Ses parents ont compris et acheté un instrument. Insuffisant pour lui. « Le travail le plus important, c’était en groupe qu’il se faisait. Or les copains internes se retrouvaient après l’école pour jouer, moi, je devais rentrer chez moi. »

Il demande donc à intégrer l’internat en 5e. Expérience qu’il interrompt l’année suivante : « C’était trop intense. Le week-end, quand je rentrais chez moi, je fondais en larmes. On était devenus des extrémistes. Ma petite soeur, je me foutais d’elle parce qu’elle écoutait les Rolling Stones… »

Le gamin se livre à corps perdu, multiplie les découvertes qui, à l’écouter, sont autant de « chocs » : l’album mythique de Miles Davis, Kind of Blue (1959), en 5e ; puis, l’année suivante, le morceau Cantaloupe Island (1964), de Herbie Hancock. « Je me souviens, le prof a appuyé sur « play », et là, le frisson. Le jazz, ça pouvait aussi être ça. » Le pianiste américain, caméléon capable de passer du jazz classique au funk, devient son modèle.

Gabriel copie son style, reproduit ses solos. « Sauf que pour y arriver, il faut de la persévérance. » Il s’arrête. Son oeil brille. « Tiens, ça aussi, la persévérance, on pourrait dire que je l’ai apprise là-bas. En tout cas, c’est un point commun entre les sciences et la musique. Et la rigueur : en musique, c’est obligatoire si vous voulez jouer en groupe. Le résultat, vous le voyez tout de suite. En sciences, ça peut prendre des années… »

Sciences, musique. Entre les deux, son coeur balance un peu. Mais l’adolescent mesure la difficulté d’une carrière de musicien, alors qu’en sciences tout semble si facile. « En 1re, Gaby était déjà meilleur que les profs, surtout en physique », s’amuse encore aujourd’hui Julien Touery, qui, nettement moins brillant en classe, est devenu pianiste. Gabriel, lui, suit la voie royale. Classes préparatoires, Ecole normale supérieure, agrégation de biologie, doctorat et enfin l’Institut Pasteur.

Cette trajectoire rectiligne a bien connu quelques accidents. En mai, pour la seconde fois, il a échoué au concours de recrutement du CNRS. Avec deux places pour 170 candidats, la concurrence était plutôt rude. « La moyenne d’âge frisait les 35 ans et les élus avaient des CV meilleurs que les membres du jury. C’est le jeu. On y va une fois, deux fois, on se fait connaître, il faut être patient. »

Double peine

Y croire. Toujours. Même lorsqu’un coup du sort semble vous frapper. Il y a dix mois, pendant l’accouchement de sa femme, il a été pris d’un malaise vagal. L’arrière de sa tête a heurté le sol. Quand il s’est réveillé, il avait perdu… l’odorat. Une double peine, professionnelle et sensible, pour ce féru d’oenologie. D’autres auraient été catastrophés. Lui sait que « ça repousse ». Et de fait, au fil des mois, il a peu à peu retrouvé l’usage complet de son nez.

Sur le canapé mauve, Gabriel a baissé le débit de son récit. C’est lui, cette fois, qui a la tête ailleurs. Son regard semble aimanté par deux hommes, manifestement américains, la bonne quarantaine, qui devisent devant le distributeur. « Celui de gauche… » Il attend quelques instants que les deux hommes s’éloignent. « C’est Karl Deisseroth, l’inventeur de l’optogénétique. Dans quelques années, il aura le prix Nobel, c’est une certitude. Un vrai génie. » Et c’est Gaby qui le dit.